De la Vallée du Cauto à Santiago de Cuba: La naissance du Son

Dans les campagnes et les forêts de l'Oriente -l'Est de Cuba-, les processus de transculturations qui, comme dans d'autres régions de l'île, ce sont accélérés au XVIII° siècle donnent au cours du XIX° des spécificités particulières et différentes aux musiques populaires locales, le nengón, le kiribá, la regina.... Dans les régions de Yateras, Imías, Baracoa... dans le monte, ces musiques évoluent pour donner naissance au Changüí. Autour de Manzanillo, de Las Tunas, de Bayamo, dans la vallée du río Cauto, elles prennent une autre directions.

La musique guajira, paysanne, produit de cette transculturation dans laquelle on peut déceler des éléments de provenances hispaniques aux côtés d'influences africaines, s'imprègne de nouveaux éléments lorsque les Français, fuyant la révolution haïtienne, s'installent dans cette région orientale. Ces Français apportent avec eux une culture ayant elle aussi subit son propre processus de transculturation. Se mêlent dans cette culture les traditions provenant d'Afrique et d'autres, venues de France.
Les apports africains ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux que l'on peut trouver à Cuba dans la mesure où dans les deux îles, Cuba et Haïti, les racines africaines ont donné naissance à des formes afro-cubaines et afro-haïtiennes spécifiques.
Avec leur culture ces Français amènent leurs propres esclaves noirs qu'on appelle eux aussi les Français. Ces noirs Français ont très largement intégré à leurs musiques et leurs danses les traditions de leurs maîtres.
Les nouveaux arrivants prennent, entre la fin du XVIII° siècle et durant le XIX°, une place importante dans le développement économique et culturel de l'Oriente cubain et les processus de transformation se complexifient.

S'élabore alors dans cette vallée du Cauto et dans les montagnes environnantes un nouveau genre musical résultant de cette transculturation. Ses interprètes, issus des familles paysannes comme les VALERA, les ROMAN, les CUTIÑO, les MIRANDA et bien d'autres dont la trace a disparu, le propagent essentiellement dans les fêtes populaires et familiales, les mariages, les baptêmes et pour un public relativement restreint où sont parfois présents des esclaves ou d'anciens esclaves, des serviteurs noirs ou des affranchis, car l'isolement et les difficultés économiques de ces petits paysans ont contribué à un certain relâchement de la ségrégation. Des éléments hispaniques créolisés sont présents dans le chant, la langue, la structure des textes, comme la décima, la copla. Ce chant guajiro se modifie sous l'influence de l'Afrique mais aussi du sud de l'Espagne déjà marqué par les apports africains. Il se structure de plus en plus autour de l'alternance question/réponse ou soliste/chœurs.

Partant d'un simple refrain repris par les participants à la fête, le chant incorpore progressivement une, puis plusieurs strophes, le plus souvent de quatre vers et le public reprend constamment le refrain. Il reste aujourd'hui dans le répertoire de la "Familla VALERA MIRANDA" quelques-uns de ces refrains auxquels on a progressivement ajouté quelques strophes : "Bambay", "Tuna, Mayari, Guantánamo", "Nengón", "Si las viejas".

Milla et Catalina, Familia Valera Miranda, "Nengón Para ti" . >>>>


Un instrument représentant le type même du produit de la transculturation, le tres apparaît également durant cette période.
Les structures rythmiques afro-cubaines issues des percussions que les noirs, particulièrement l'ethnie Yoruba fortement implantée dans l'Oriente, ont pu préserver, vont constituer un élément fort dans la gestation de ce nouveau genre.

Les apports des Français sont eux aussi fondamentaux. Ils imposent notamment une figure rythmique afro-haïtienne caractéristique, le "cinquillo" que l'on peut définir comme la décomposition en cinq parties irrégulières d'un temps.
Cette figure, inusitée dans l'île, va en entrant dans la musique cubaine produire le caractéristique et indispensable tumbao.


Pendant toute la seconde partie du XIX°, dans l'Est de Cuba, ces différents éléments entrent en osmose, se lient, se séparent, se re-mélangent pour former ce qu'on peut appeler un proto-Son. Ce proto-Son a vraisemblablement une unité très lâche et ce que les musicologues appellent nengón ou kiribá s'y rattachent. Certains éléments perdent de leur intérêt et d'autres comme l'alternance question/réponse se développent et se complexifient. Cette structure soliste/choeurs va devenir une caractéristique essentielle du Son. Au cours des évolutions futures cette partie, le moment du montuno va s'affirmer comme étant le moment de maximum intensité du Son.

Ce proto-Son va aussi imprimer sa marque sur d'autres musiques caribéennes. La facilité et la rapidité des relations maritimes avec les îles avoisinantes et les côtes d'Amérique Centrale ont développé un commerce intense. Il est plus simple d'aller de Santiago ou Baracoa à Haïti, Porto Rico ou en Jamaïque que de rejoindre après deux semaines de route La Havane. Et le proto-Son prend ces chemins pour déposer sa marque sur la Plena à Porto Rico, le Tamborito au Panama, le Porro en Colombie...


D'autres formes archaïques continuent de se répandre dans l'Oriente, de Manzanillo à Baracoa comme la Regina, que l'on connaît principalement dans les campagnes autour de Santiago de Cuba mais aussi le Maracaïbo, Capetillo, Tunante...
Le proto-Son reste fondamentalement une musique des campagnes. Des pas d'une danse, fortement marquée par la sensualité et l'africanité, s'esquissent.

Le chanteur s'accompagne d'une guitare ou d'un tres. Et son public répond.
Il est déjà un improvisateur en ce sens que partant d'un court texte, copla ou décima, il va développer, broder et jouer avec l'émotion qu'il produit auprès de son public et avec le degré d'implication de celui-ci.

Pour diffuser ce proto-Son, il suffit d'un tresero ou d'un guitariste et de sa voix. Fréquemment des groupes s'organisent qui comprennent alors un ou plusieurs de ces instruments auxquels s'adjoignent des percussions improvisées, cuillères, caisses en bois...
Les bungas se structurent en incorporant des instruments qui vont donner au proto-Son un cadre rythmique. Initialement il s'agit peut-être d'une tumbandera, puis plus tard d'une botija ou d'une marimbula, de quelques percussions primaires, quijada, maracas, güiro et d'un bongó employé d'abord irrégulièrement mais qui va bientôt occuper une place indispensable.


A la fin du XIX°, descendant des montagnes de l'Oriente, arrive pour les fêtes du Carnaval de Santiago de Cuba, un musicien, Nené MANFUGÁS. L'histoire ou la légende attribue à ce Nené MANFUGÁS l'introduction du tres dans la ville et la propagation dans Santiago d'un proto-Son déjà plus évolué.
Santiago de Cuba, sur le plan musical, est dominée par ceux qui - quarante ans plus tard- vont être baptisés les trovadores. Mais rapidement le nouveau rythme trouve sa place et le public est séduit par la dimension festive qu'il offre. Les contacts existent entre chanteurs-trovadores et les premiers soneros.

Pendant les toutes premières années du XX° siècle ce que l'on peut appeler maintenant le Son va évoluer dans Santiago. Les musiciens le jouent en Duo, en Trio, en Cuarteto. Apparaissent aussi les premières Estudiantinas dont la "ESTUDIANTINA ORIENTAL ", la "ESTUDIANTINA INVENCIBLE", la "ESTUDIANTINA INVASORA"...qui jouent un rôle important dans la propagation du Son.

Si le Son est un chant il est aussi une danse. Les amateurs, par les pas qu'ils improvisent et fixent, jouent un rôle primordial dans l'évolution du genre. Ils contraignent les musiciens à modifier leur jeu à s'adapter aux exigences du danseur et ces transformations se perçoivent particulièrement sur le plan rythmique.

Le Son reste pratiquement inconnu dans les autres régions de l'île. Bien évidemment ici ou là au hasard des migrations populaires quelques musiciens peuvent l'avoir exporté comme à Matanzas ou une de ses formes primitives pourrait avoir existé sous le nom de Chivo, mais à ce moment le Son est bien la musique typique de l'Oriente Cubano.

© Patrick Dalmace

Du Monte à Guantánamo. Le Changüí.
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De Santiago de Cuba à La Havane. Le Son .
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